DOCERE

Étienne Gilson

« L'illusion de Nietzche me semble être de croire que l'homme prendra la succession de Dieu. Si Dieu n'existe pas, l'homme l'a inventé, et il ne l'a peut-être inventé que parce qu'il ne pouvait pas s'en passer. Que l'homme ne puisse vivre sans Dieu ne prouve pas que Dieu existe, mais cela permet de craindre qu'à son tour, l'homme cesse bientôt d'exister. Cette pensée me peine, parce que je suis pour l'être contre le néant. »

— Étienne Gilson, Mon cher collègue et ami. Lettres d'Étienne Gilson à Augusto Del Noce, éd. Parole et Silence, p. 75

« J'ai été souvent prié, parfois sommé, quelquefois même mis au défi de donner des preuves de l'existence de Dieu. Je n'ai jamais pu me passionner pour la question. Je me sens si certain qu'une réalité transcendante au monde et à moi-même répond au mot Dieu, que la prespective de chercher des preuves de ce dont je suis si sûr me semble dénuée d'intérêt. Non seulement ces preuves ne m'apprendraient rien que je ne sache, mais j'aurais le sentiment de raisonner au profit d'une de ces certitudes acquises d'avance qui causent leurs démonstrations plutôt qu'elles n'en résultent. Ceux qui prennent plaisir à gagner au jeu en trichant sont compréhensibles, car ils gagnent quelque chose, mais puisqu'une démonstration faussée ne prouve rien, son auteur n'a rien à gagner. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 45

« À quel signe saura-t-on que Dieu est réellement mort? Il le sera quand on aura fini d'en parler. Les morts sont vite oubliés. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 56

« Si la mort de Dieu signifie sa mort finale et définitive dans les esprits des hommes, la vitalité persistante de l'athéisme constitue pour l'athéisme même sa plus sérieuse difficulté. Dieu ne sera mort dans les esprits que lorsque nul ne pensera plus à nier son existence. En attendant que l'athéisme finisse avec lui, la mort de Dieu reste un bruit qui attend encore confirmation. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 58

« Mme Simone de Beauvoir s'apercevant un jour « qu'il lui était plus facile de penser un monde sans créateur, qu'un créateur chargé de toutes les contradictions du monde ». L'argument vaudrait si le problème de l'existence de Dieu se réduisait à la théodicée et si l'échec de Mme de Beauvoir à le résoudre suffisait à le classer entre les insolubles. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 64

« On a dit beaucoup de mal des théologiens scolastiques, d'ailleurs sans toujours les lire, mais il faut leur reconnaître au moins le mérite de s'être lus les uns les autres, ce qui est remarquable pour un temps où le livre imprimé n'existait pas. Ils commençaient par faire le point de la question : quelle est-elle au juste? quelles opinions a-t-on déjà formulées à ce sujet? sur quelles raisons se fondent-elles et que devons-nous en penser nous-mêmes? Cette tradition s'est perdue depuis le XVIe siècle avec des résultats qu'on aurait pu prévoir. Après la génération de ceux qui peuvent se permettre de mépriser le savoir accumulé avant eux, parce qu'ils le possèdent, viennent celles des successeurs qui errent à l'aventure ou perdent leur temps à le redécouvrir en croyant l'inventer. On croit aujourd'hui s'éloigner de Dieu parce qu'on ne peut s'en former aucune notion, alors qu'en fait c'est le signe qu'on vient de le redécouvrir. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 67

« Dire que l'ignorance théologique est responsable de l'effacement progressif de l'idée de Dieu expose à passer pour un intellectuel prétentieux. Il se trouve seulement qu'un occidental qui parle de Dieu a derrière lui vingt-quatre siècles de méditation et de discussion dont il est sage de tenir compte. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 68

« Les esprits religieux se sont accoutumés à penser que les révolutions scientifiques ne concernent en rien la vérité religieuse. Que le monde de la création soit celui de Ptolémée, de Galilée, de Descartes, de Newton, de Darwin, d'Einstein en attendant de devenir celui de quelque autre, la consience religieuse n'a pas à s'en soucier. Instruit par tant de crises, le croyant tant soit peu instruit s'est accoutumé à l'idée que l'univers que Dieu a créé est celui de la science, dans la mesure du moins où ce dernier est aussi l'univers réel. Qu'il y ait aujourd'hui encore des chrétiens physiciens, biologistes et savants de tout ordre ne prouve rien en faveur de la religion mais permet au moins d'affirmer que l'esprit scientifique n'exclut pas l'assentiment à l'idée de Dieu. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 70

« Cette indestructibilité de la notion de Dieu dans l'esprit est l'obstacle le plus difficile à franchir sur la voie d'un athéisme réfléchi. Il nous aide à comprendre qu'ici logique, dialectique et critique ne peuvent avoir le dernier mot, parce qu'elles n'ont pas le premier. Il est légitime que l'homme cherche une justification rationnelle de sa croyance spontanée qu'il existe un Dieu, mais puisque cette croyance est déjà là, elle est indépendante de ces justifications. Il semble qu'elle soit leur cause plutôt que leur effet. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 84

« Savoir si un être humain né et élevé dans un isolement complet concevrait seul cette idée [la notion de Dieu] est une question dénuée de sens, car il n'existe pas de tel homme et, s'il existait, comment pourrions-nous communiquer avec lui? Il est de fait que l'homme, animal social, trouve la notion d'un être et d'un pouvoir divin déjà présents dans la société où il vit, dès le moment où il a conscience de lui appartenir. Cette semence, même si elle n'est d'abord qu'un sentiment extrêmement confus, est l'origine et la substance de ce qui deviendra la notion de Dieu dans l'esprit des philosophes aussi bien que des simples croyants. Qu'elle naisse d'une réflexion rationnelle, d'une sorte d'opinion publique religieuse ou d'une révélation tenur pour surnaturelle, toute l'information ultérieure sur la divinité s'agrégera à ce sentiment religieux élémentaire et premier. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 84

« Dans tout ce qu'il pense, il trouve inclus l'être, qui n'est inclus dans rien, et dont l'essence même est de ne pouvoir pas ne pas exister. Mais l'être est une abstraction. Pensé comme réalité concrète, il se nomme Dieu. C'est sans doute pourquoi il n'y a probablement pas de science dans l'existence de Dieu, mais une certitude de l'intellect plus haute que celle de la science qu'elle en a. C'est aussi pourquoi la question, si Dieu est, présuppose que sa notion soit déjà présente à l'esprit. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 97

« Pour démontrer que Dieu n'existe pas, il faudrait le remplacer par quelque chose d'équivalent, capable d'expliquer tout ce qu'il explique et dont l'existence fût démontrée. C'est ainsi qu'on a démontré l'inexistence du phlogistique; Lavoisier l'a éliminé en le remplaçant. Rien de tel ne se passe quand un athée « perd sa foi »; c'est une perte sèche. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 98

« La question n'est pas de savoir si Dieu existe, car s'il y en a un, il est le nécessairement existant, la vraie question est de savoir si, dans le nécessaire, il en est un que nous devions nommer Dieu? »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 103

« Il ne faut donc pas dire que les vrais athées sont rares, ils n'existent pas, parce qu'un athéisme véritable, c'est-à-dire une absence complète et finale de la notion de Dieu dans un esprit, n'est pas seulement inexsitant de fait, mais impossible. On pourra la détruire aussi souvent qu'on le voudra, elle subsistera sous forme d'un besoin arbitraire et vain de se nier. Ce qui existe certainement au contraire, c'est une immense foule de gens qui ne pensent pas à Dieu sauf dans leurs moments de détresse, ou d'adorateurs de faux-dieux, mais c'est là autre chose que d'accepter consciemment le monde et l'homme, sans aucune explication, comme étant à eux-mêmes la raison suffisante de leur existence et de leur propre fin. Il y a mainte occasion de doute, d'hésitation et d'incertitude dans la démarche d'un esprit en quête de Dieu, mais la seule possibilité d'une telle recherche implique que le problème de l'existence de Dieu demeure, pour l'esprit du philosophe, une inévitabilité. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 104

« Sans prétendre à aucune autorité philosophique, ni moins encore théologique, je me permets de suggérer que de nouvelles preuves de l'existence de Dieu continueront d'êtres inventées, tant que des entendements humains formeront en eux-mêmes spontanément, et tiendront pour dignes d'attention, cette notion d'un premier être. Il est sans aucune importance que l'éducation familiale ou l'enseignement des écoles et des églises, transmettent cette notion aux esprits, car de toute manière, un moment vient toujours pour chacun, où la vérité de la notion doit être reconnue et faite sienne par consentement personnel. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 112

« Si je me permettais de donner un conseil en ces matières, je dirais au théologiens : soyez indulgents pour la servante, elle fait ordinairement ce qu'elle peut. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 113

« Une vérification expérimentale est un objet de perception sensible, et puisque les objets de la connaissance théologique appartiennent, par définition, à l'ordre du transphysique, ils échappent à la perception sensible. Si on prend le mot « expérience » au sens proprement scientifique, il ne peut donc pas y avoir d'expérience métaphysique. Toutes les spéculations touchant l'expérience métaphysique ou l'expérience religieuse, concernent en fin de compte des expériences psychologiques personnelles et intransmissibles. [...] Aucune preuve de l'existence de Dieu, thomiste ou non, ne conclut sur une perception sensible de l'être divin. Seuls les mystiques assurent avoir une expérience du divin, mais l'expérience mystique se situe au-delà des sens. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 114

« « Dieu ou l'absurdité », disait un théologien thomiste hautement respecté. J'aimerais pouvoir penser qu'il en est ainsi, mais quand le raisonnement porte sur des notions telles que celles de cause efficiente ou d'être, la substance métaphysique ne fuit que trop facilement à travers les mailles du discours logique. Si nous n'avions d'autre choix qu'entre Dieu ou l'absurdité, nous aurions moins d'athées que nous n'en avons. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 115

« Les preuves d'Augustin, de Boèce, d'Anselme, de Bonaventure et de Scot sont moins opposées que complémentaires, parce que la racine de leur diversité réside dans la possibilité de plusieurs approches transcendantales diverses à la notion métaphysique de l'être. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 119

« La seule voie vers Dieu, hors la foi dans une révélation surnaturelle, part du fait que l'homme est un animal religieux. Sa raison produit naturellement la notion de la divinité. En dernière analyse, il y a quelque naïvité à objecter que la religion est un fait sociologique car même en concédant que la notion de Dieu nous vient de la société, d'où vient-elle à la société elle-même? On a pris la vieille notion du consentement universel pour une preuve philosophique de l'existence de Dieu : ce n'en est pas une, mais c'est quelque chose de très important car ce produit spontané de l'entendement humain est le fait de base sur lequel toutes les preuves de l'existence de Dieu sont construites. Ce n'est pas une preuve, c'est ce qu'il y a à prouver. Rien n'a plus de force que la religion pour maintenir cette notion vivante au cœur de l'homme, ni que la théologie pour fortifier le désir de la comprendre. La métaphysique seule peut aider à la comprendre, mais la plus noble des servantes ne pourra rendre aucun service si nous exigeons d'abord d'elle qu'elle absique son essence propre, qu'elle se fasse science de la nature, et qu'elle travaille pour une sagesse morte, échouée sur le sable de la logique, au lieu de la Sagesse vivante qu'on l'invitait à servir. »

— Étienne Gilson, L'athéisme difficile, éd. Vrin, p. 123

« Si nous oublions les principes de la foi catholique, et si nous ne les posons pas devant nous publiquement, comme la règle de notre vie, ce paganisme moderne pénétrera en nous par une multitude de voies insoupçonnées et nous imprégnera chaque jour plus profondément à notre insu. L'État qui nous gouverne est païen, et il s'en vante; l'Éducation Nationale est païenne, et elle se fait un devoir de l'être; la littérature, le théâtre, les journaux, les hebdomadaies de toute sorte, entretiennent autour de nous une propagande païenne, où l'exploitation financière des instincts de la bête humaine se donne libre cours. Et non seulement on nous démoralise en nous déchristianisant, mais on travaille avec succès à nous abrutir. Un monde littéraire dont les mœurs sont aussi répugnantes que celles du capitalisme bancaire, car ce sont les mêmes, s'emploie de son mieux à créer de fausses valeurs spirituelles et de fausses valeurs esthétiques, qu'une publicité grandie à l'échelle industrielle se charge de nous faire prendre pour vraies, tandis qu'une sorte de « bon ton » et de « qu'en dira-t-on » intellectuels mettent à la mode une foule de dogmes, dont le caractère éphémère ne diminue pas l'intransigeance. Pour repousser l'invasion de ces dogmatismes d'un jour, pour résister à la pression qu'ils exercent, il faut d'abord reprendre l'habitude trop longtemps perdue de nous affirmer publiquement et collectivement, ce qui suppose que nous travaillons d'abord à restaurer en nous les valeurs chrétiennes dans toute leur intégrité. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 33

« On pouvait parler de justice, d'honneur, de solidarité, et célébrer le tout comme le type même des vertus républicaines; on pouvait encore parler d'humanité et annoncer l'ère de la paix universelle entre les hommes, mais il était ridicule d'emprunter ces notions au Christianisme, tout en travaillant à détruire le Christianisme même, qui les avait apportées au monde et pouvait seul encore les faire vivre.
     C'est pourtant ce que l'on a fait. Le sens exact du fameux « laïcisme » est celui-là même. Il ne signifie pas du tout : création de valeurs nouvelles, car l'esprit laïc n'a rien inventé, mais simplement : laïcisation des valeurs chrétiennes. Autant dire, la prétention de les conserver hors des conditions qui présidèrent à leur naissance. Cette prétention de fonder une société de structure chrétienne sur autre chose que le Christianisme, et contre le Christianisme même, c'est la racine du mal dont nous souffrons aujourd'hui. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 43

« Il s'agissait de laïciser à fond la pensée française. On a donc supprimé les Facultés de Théologie ; puis on a travaillé à éliminer progressivement la métaphysique, dont les relents théologiques rendaient l'atmosphère irrespirable à des esprits bien faits. Rien de plus facile que d'y arriver. Il suffisait de remplacer la philosophie par l'histoire de la philosophie, moyen sûr, pourvu que cette histoire fût entendue comme une sorte d'archéologie mentale ou comme un catalogue des erreurs humaines. Car il ne suffisait pas à cette histoire d'être « objective », c'est-à-dire de ne pas s'intéresser à ce que qu'elle racontait, il lui fallait encore être critique, c'est-à-dire légitimer toutes les « affirmations de la conscience moderne », quand bien même elles ne seraient que des négations. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 45

« Cherchez, je vous le demande, sur quoi l'enseignement de la morale pourrait se fonder, dans un État qui ne reconnaît plus aucun principe religieux ni métaphysique. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 47

« Tout cela va fort bien, tant que les mœurs implantées dans la société par le Christianisme continuent de survivre à la cause qui les engendra. Mais nous atteignons précisément le point où les anciennes vertues chrétiennes, ayant depuis longtemps perdu contact avec leur origine, se corrompent sous nos yeux, où ce sont de « nouvelles mœurs », comme l'on dit, qui s'introduisent, et l'on sait ce que cela veut dire. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 48

« Le marxisme bolcheviste est une doctrine inhumaine, parce que son essence est de mettre la personne au service d'une classe, et de sacrifier les droits de l'individu à une conception matérialiste de l'État. Vous détestez l'exploitation de l'homme par le capital. Nous la détestons comme vous; mais le remède n'est pas de substituer à cette exploitation une autre plus basse encore. Le bolchevisme serait-il en pleine prospérité, nous devirons toujours condamner un régime dont les premiers moyens d'action sont l'athéisme et la destruction radicale de la morale chrétienne. Allons-nous entrer en coquetterie avec le matérialisme marxiste, sous prétexte de mieux assurer les fins que nous prescrit l'Évangile?
     Cet avilissement systématique de l'homme est le fruit trop naturel de l'idée de l'homme qui préside au système. Pour qui ne reconnaît d'autre réalité que celle de la matière, il est clair que les valeurs dites spirituelles ne comptent pas. Ce n'est même plus plus de primauté du temporel, car le temporel a sa beauté et son ordre, c'est de primauté du matériel qu'il s'agit alors. Certes, l'image de Dieu est si ineffaçable de l'homme, que même cet idéal à rebours peut y éveiller l'enthousiasme et y susciter d'admirables dévouements. Et c'est bien là ce que qui m'effraie. Ces dévouements sans bornes à la mauvaise cause, en l'absence de toute autre foi à laquelle se dévouer, ils ne cessent de se multiplier chez nous. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 49

« Le matérialisme et l'athéisme communistes sont la négation même du Christianisme, contre lequel ils mènent d'ailleurs une guerre inexpiable. Nul catholique n'hésitera là-dessus. Je voudrais être sûr que les Français qui ne sont pas chrétiens, mais qui tiennent encore à ces vieilles vertus, dites bourgeoises, et que l'on devrait appeler simplement humaines, comprendront eux aussi la portée de la leçon. S'il ne restait que la bourgeoisie pour sauver ces vertus, elles seraient bien malades; mais si l'on veut encore les sauver, il faut d'abord refuser toute compromission avec l'athéisme et le matérialisme qui en ont juré la destruction. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 50

« Il faut un peuple chrétien pour un Constantin; l'Église ne gagne pas les cœurs par les institutions, mais bien plutôt les institutions par les cœurs. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 53

« De toutes les choses qui sont dans la nature, l'homme est la plus grande. [...] C'est là une vérité fondamentale. Elle ne plaît pas au relativisme moderne, fils de l'idéalisme, pour qui tous les jugements de valeur sont une affaire de point de vue. On a noyé l'homme dans la nature, bien qu'il la connaisse et la commande. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 62

« On cherchera vainement à la lutte contre les Humanités une autre cause que la haine cartelliste du latin, c'est la haine cartelliste de tout ce que le latin représente, et d'abord de l'Église. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 68

« Que les groupes d'action catholique, à Paris et en province, que les unions paroissiales commencent donc, dès à présent, une campagne active en faveur du denier du culte. Souvenons-nous que le moment de l'année le plus pénible, pour notre curé, est le jour où il doit monter en chaire pour nous demander ce que nous devrions être les premiers à lui offrir. Cette suggestion décevra sans doute les amateurs de plans grandioses, et je m'en excuse auprès d'eux, mais avant de réorganiser l'univers il faut mettre de l'ordre dans notre maison. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 80

« Le laïcisme n'est ni la Démocratie, ni la République, et encore moins la France; ce n'est même pas la laïcité, principe qui réserve la conduite de l'ordre temporel aux laïques; c'est le totalitarisme de la laïcité, c'est-à-dire l'utilisation de l'ordre temporel pour la poursuite de fins spirituelles, jusqu'à ce que l'ordre spirituel même s'y trouve absorbé. Mais le cléricalisme n'est pas davantage la religion, ni l'Église, et moins encore le dogme catholique; c'est, au contraire, l'une des pires corruptions qui les menacent : l'utilisation de l'ordre spirituel, en vue de fins temporelles, l'exploitation de l'ordre temporel sous le couvert de la religion. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 98

« Ceux qui prétendent mettre au service de leur foi une science qu'ils ne possèdent pas ne font que de l'apologétique à rebours, car ils rendent leur foi ridicule. Or, pour la posséder, il faut en apprendre la technique, c'est-à-dire la cultiver, en elle-même et pour elle-même, commme si elle était une fin en soi.
     Mais un vrai catholique, en tant que catholique, ne prendra jamais aucune science pour une fin en soi. En lui, si diligemment que le savant étudie la nature pour elle-même, le chrétien la rapporte à Dieu par sa foi. Cela n'empêche pas les mathématiques de Pascal d'être vrais, ni les méthodes de Pasteur d'être fécondes, quoi que puissent en penser quelques rats de laboratoire, qui passent leur vie vie à célébrer le culte de la Raison pure et meurent sans lui avoir fait hommage d'une seule vérité. Comme savant, un catholique ne demande à être jugé que sur la valeur de ses preuves; comme catholique, même s'il se fait un point d'honneur de les avouer, il ne doit compte à personne de ses sources d'inspiration. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 101

« Le Catholicime tout entier repose sur ces deux pilliers : l'ordre sacramentel, par lequel le chrétien participe à la vie de la grâce, et la doctrine de l'Église, par laquelle il participe à la vérité. Supprimez l'étude et l'enseignement de cette doctrine, c'est le catholicisme qui s'effondre ; laissez-les végéter, c'est sa vie même qui va se ralentir. Les sciences sacrées ne sont pas seulement des connaissances professionnelles à l'usage des prêtres, elles sont la source vivante de l'enseignement qu'ils nous donnent et dont, à notre tour, nous vivons. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 105

« Un enseignement catholique est celui qui, tout en respectant soigneusement la spécificité des sciences, les coordonne et les organise toutes à la lumière de la théologie. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 106

« Une école catholique est faite pour donner un enseignement catholique; une école de l'État est faite, en principe, pour donner un enseignement qui soit neutre; si vous y entrez, vous devrez observer la règle du jeu. Mais, direz-vous, les autres ne l'observent pas! Justement : vous, catholique, l'observerez, pendant que d'autres ne l'observeront pas, et c'est pourquoi la partie ne sera jamais égale entre vous et vos adversaires. Eux, peuvent dire qu'ils ne croient à rien, parce que cela est rationnel, objectif et neutre, mais vous ne pouvez pas professer en classe qu'il faut suivre l'enseignement de l'Église, parce que ce serait une atteinte « intolérable » à la liberté de conscience des enfants et des familles qui vous les confient. Je ne vous dis donc pas de ne pas entrer au service de l'État; j'y suis moi-même; je vous demande simplement, si vous y entrez, de ne pas décorer votre activité du titre d'apostolat catholique, car vous serez un catholique professeur, mais non pas un professeur catholique, et ce n'est pas la même chose. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 115

« Vous pourriez installer Pasteur, Calmette et Roux dans ce village, ce ne sont pas eux, c'est encore l'instituteur qui représenterait la Raison et la Science aux yeux de ceux qui l'habitent; leur exemple ne conduirait pas un seul paysan à l'église. L'athéisme et la haine de Dieu, enseignés comme une vérité rationnelle à l'école, l'emporteront toujours sur un catholicisme qui n'a plus que l'église où s'enseigner. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 116

« Si nous permettons que la vérité soit enseignée par les autres, tandis qu'elle ne sera que prêchée par nous, enseignée par les autres cinq heures par jours à l'école et prêchée par nous une demi-heure par semaine à l'église, ne nous étonnons pas de ce qui arrivera. Cette unité complète, qui met les idées d'un homme en accord avec ses mœurs et ses mœurs avec sa foi, cessera bientôt d'exister; car nous allons voir que l'État français, non seulement s'en désinteresse, mais tend, par une sorte de nécessité intérieure, à lutter contre elle où elle existe, et à la désagréger. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 117

« L'assimilation progressive de tout ce qui est vrai et bien, à la lumière de la foi, sa purification dans cette lumière, voilà l'objet propre de l'enseignement supérieur chrétien. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 119

« Sous couvert de neutralité, c'est en réalité l'homme tout entier qu'il [l'État] prétend s'asservir. Prenant désormais le spirituel avec le temporel, il entend s'arroger des droits, qu'il n'a pas, jusque sur nos manières de penser, de sentir et même d'adorer. Sachant fort bien qu'il ne les obtiendra jamais tant qu'un enseignement vraiment libre se dressera en face du sien, il a résolument entrepris de le supprimer. Est-ce à nous de faire son jeu en fermant les écoles? Fermons-les, et c'en sera fait de notre liberté spirituelle; quand il n'y aura plus entre lui et nous d'enseignement catholique, la sagesse chrétienne sera confinée dans nos églises; nos enfants seront soumis, sans défense, à ce dont il lui plaira de dire que c'est la vérité. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 120

« L'homme n'échappe à l'État qu'en ce qui ne relève en lui que de Dieu seul; c'est pourquoi l'État a si rarement aimé Dieu; il sait bien qu'entre sa toute-puissance et l'homme, Dieu est le seul libérateur qui puisse s'interposer. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 121

« La situation présente des chrétiens dans le monde ressemble de plus en plus étroitement à celle des premiers chrétiens, qui luttèrent pour leur foi dans un Empire romain dont toutes les forces se conjuraient contre eux. Nous ne sommes pas seulement placés dans une socitété dont l'âme n'est plus chrétienne, mais dont la forme même ne l'est plus. Ni notre morale publique ne s'accorde avec celle que l'État tolère, ni notre morale privée ne s'accorde avec celle qui se répand toujours davantage autour de nous. Nous ne nous marions pas comme les autres, puisque que ne sommes pas encore mariés lorsque l'État estime que nous le sommes et que nous le serions encore alors même qu'il serait prêt à dire que nous ne le sommes plus. Nous ne vivons pas comme les autres, car d'un pays où la pornographie fait vivre tant de journeaux, où le nudisme déborde des théâtres aux baraques de la foire, où les crimes les plus crapuleux sont quotidiennement acquittés pas des jurys d'honnêtes gens jugeant en leur âme et conscience, où toutes les formes d'exploitation industrielle, commerciale, bancaire, s'étalent au grand jour, on pourra dire tout ce que l'on voudra, sauf qu'il représente, même approximativement, l'image d'une société chrétienne. Mais plus grave de tout, c'est que, ne vivant pas commes les autres, nous ne pensons pas non plus comme eux.
     Cela est le plus grave, parce que, de toutes les coupures, c'est la plus profonde. Le désordre moral n'est pas le privilège de notre époque; il y en a toujours eu, même au Moyen Âge, mais il était jadis considéré comme un désordre, au lieu qu'il est en passe de devenir l'ordre d'aujourd'hui. Ce n'est pas le fait qu'il ait lieu qui doit nous frapper, c'est le fait qu'il réunisse progressivement à se faire légaliser. Rien d'ailleurs ne s'y oppose; puisque l'État ne reconnaît aucune autorité spirituelle au-dessus de lui, il n'a d'autre ressource que de laisser faire, ou de décréter une morale conçue à son profit. Présentement, l'État français en est encore à la période où il laisse faire; demain il passera à l'action et, pour remédier à un désordre devenu trop grave, il nous imposera de nouveau une morale, mais ce ne sera pas la nôtre, ce sera la sienne : la morale de la raison d'État. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 122

« La France n'est pas un pays où le Catholicisme tombe de lui-même en désuétude; il n'y meurt pas de sa belle mort, on est en train de l'y assasiner. »

— Étienne Gilson, Œuvre complètes tome I : Pour un ordre catholique, éd. Vrin, p. 122